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DEFENSE DE SALIVER DES YEUX !
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5 février 2008

1047 : Sept heures, les yeux

La sonnerie du réveil : félin-filin d'acier me tirant depuis le milieu du fleuve jusqu'au bord. Je suis un sac. Je veux rester un sac au contenu d'organes et d'os insignifiants. Éviter d'être. Je refuse la forme qu'il me faudra bien nommer moi d'ici trois secondes. Je me plie pour lui échapper, je me serre, je me tords, je lutte. Ma défaite commence au niveau des yeux. J'ignore à quel moment ils s'ouvrent. À moins qu'ils ne soient restés béants toute la nuit comme ceux d'un mort frais, c'est possible. Ouverts ou fermés, aucune importance d'ailleurs. Je sais seulement qu'ils sont l'ennemi numéro un, incrustés dans le rien. Leurs lèvres poilues se séparent. Ils accouchent d'eux-mêmes sans pour autant couper le cordon ombilical. Ils remuent hors du vagin double qui spasmodiquement essaie de les ravaler. Échec. Nom de Dieu. Ils prennent consistance uniquement à cause de l'image que je m'en fais, c'est un comble. Ils se révulsent. Ils palpent l'espace encore noir. Pour un peu ils pousseraient des cris de nouveau-né. Seuls témoins de l'apparil interne, embusqués mais prêts à jaillir, ils font l'accord entre mon dedans rêveur et chaud et mon dehors dont je crains l'hostilité. Ils sont à la masse de mes viscères ce que mes dents sont au squelette. Si je touche mes dents j'atteins ce qu'il y a de plus enfoui en moi. Cela me scandalise. Toujours blottie au fond de mes yeux, je m'assieds dans le lit avec répugnance. Choc en pointillés scintillants, contact électrique, ma chambre sort de l'obscurité. Aussitôt se produit le tremblement d'une intuition. La saisir avant qu'elle disparaisse. J'éprouve à l'égard de me intuitions beaucoup de respect et d'humilité et si je néglige ce premier devoir, je commets un meutre. Mais puisque ma volonté, dans ce cas précis, s'annonce déficiente, les doigts durs de mon cerveau vont agir à sa place. Gaieté légère de mon irresponsabilité. L'intuition se cogne au boîtier d'os et déjà s'énerve. Elle souhaite porter un nom distinct du mien, une identité qui l'autorise à me donner des ordres. Elle engendre aussitôt une image réclamant d'être mise en mots. Mise en mots, j'insiste. Nettoyage par le vide, rien avant, rien après, à partir de la formulation tout peut recommencer alors dans le bonheur d'un avant-monde, celui vers lequel je tends depuis toujours. C'est la raison qui me pousse à écrire, il n'y en a pas d'autre.

Dominique Rolin, L'infini chez soi, Editions Denoël, 1980, p.7-8.


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