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DEFENSE DE SALIVER DES YEUX !
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16 janvier 2007

840 : Comment faire trembler son regard ?

(...) Saisir l'ambiance ou l'invisible, c'est d'abord accepter de perdre son temps. Rester sans rien faire des journées entières sous une bretelle d'autoroute, non pas pour infiltrer les Manouches, mais afin de désenclaver son regard. Le seul moyen, pour le sociologue, le sondeur, le journaliste, d'avoir accès à des informations un peu complètes est d'accepter de refaire plusieurs fois le même entretien, le jour et la nuit. On ne présente pas sa vie de la même façon à 10 heures du matin et après le dîner. Je suis toujours surprise que la version nocturne des propos, lorsque les défenses tombent, manque.

Vos centres d'intérêt sont aussi variés que l'ennui, l'ivresse, la violence, les rapports entre les sexes, le chewing-gum, la « belle femme», la fugue, la promenade, l'irritabilité, les insultes sexuelles... Que cherchez-vous ?

Ce sont des pièces d'un puzzle sans dessin ! Je ne cherche rien et surtout pas quelque chose. Je suis convaincue que dès que l'on se donne un but, il y a un risque terrible de déperdition. La cause finale est souvent fatale. Pas uniquement aux sociologues. Un exemple : lorsque des New-Yorkais se sont mis à boire un verre de vin avant le petit déjeuner comme un médicament, par devoir diététique, ils ont au moins perdu le plaisir du vin. Comment savoir si ce n'est pas ce plaisir, plus que le verre de vin, qui est bénéfique au rythme cardiaque ? De même lorsqu'on fait une demi-heure de marche par jour pour obéir à une injonction hygiéniste, on perd l'essentiel de la promenade : le regard flottant, qui permet l'irruption d'angles de vue imprévus car enfin décadrés. Or, en sciences sociales, la grande énigme, c'est le présent. Comment saisir son flux à l'état pur ? Comment faire trembler son regard afin que le monde ne soit plus ce qu'on voudrait qu'il soit ? Comment obtenir une perception flottante qui nous ouvre des tranchées jusqu'alors invisibles et pourtant évidentes ?

Dans votre livre Balades politiques , écrit avec Jean-Christophe Marti, vous revendiquez la promenade comme une méthode de travail.

C'est plutôt une forme de questionnement. Une manière de ne pas partir d'une théorie, mais d'une scène, retravaillée ensuite à l'infini. Il y a des formes qui meublent le décor de la vie urbaine, et qui n'apparaissent qu'en marchant sans but. Un exemple, les étranges dessins de ce qui reste d'un chewing-gum piétiné sur le bitume. J'ai mis longtemps à voir ces auréoles qui sont les seules traces urbaines que ni la pluie ni les pouvoirs publics ne peuvent nettoyer, à l'inverse des crottes de chien ou des tags. Elles s'incrustent sur l'asphalte et déclinent toutes les nuances du gris : du blême sur fond noir au gris foncé sur fond clair. Elles ont toutes des formes différentes. Une sphère parfaite : est-ce le coup de talon bien lancé sur une boule encore fraîche d'une amoureuse qui s'élance vers l'aimé ? Sur le quai du métro, ces traces grises de mastications sont le contrepoint absolu de la «belle femme» des affiches publicitaires enluminées d'éclat, qui suscitent des désirs de possession mais aussi un rêve d'être. La mastication du chewing-gum est la plus petite transgression à la civilité. On sait bien qu'on agace lorsqu'on mastique bruyamment devant un passager plongé dans sa lecture. Mais on peut aussi mastiquer pour ne pas fumer, ou pour maigrir. Dans un autre contexte, ça peut être une pratique collective : on est bien, on mâchonne ensemble. Une fois qu'on commence à marcher dans Paris en regardant les traces de la mastication, on ne voit plus que ces hosties indélébiles, témoignages de pratiques diverses mais si courantes ! La balade permet à la pensée d'éclore plus librement que si l'on est statique, derrière son ordinateur. Elle est une façon de voir et d'interroger ce qui échappe aux écrans, mais aussi à nous-mêmes, lorsqu'on est fixé à sa tâche ou à son idée. Au détour d'une promenade, surgissent des boules de Noël qui décorent certaines tombes dans un cimetière. Qui les a placées? Pourquoi ? Sans objet, vagabonde, peut-être flemmarde, la balade permet d'associer les idées sans enjeu. Plus elle est inutile, plus les jeux de perspectives deviennent perceptibles. C'est une toute petite psychanalyse gratuite à la portée de tous. Un léger psychotrope !

Véronique Nahoum-Grappe sociologue, promène un regard «désenclavé» sur le «présent». Qu'elle analyse l'ennui, la fête, l'ivresse, les rapports entre les sexes ou la mastication du chewing-gum, «plus petite transgression à la civilité», elle tente de «s'approcher du réel sans le massacrer».

L'ennui est inséparable des moments festifs
Par Anne DIATKINE
Libération : samedi 30 décembre 2006.


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