743 : Il dort, n'est-ce pas ?
Étrangement recroquevillé au pied du mur, couché sur le flanc, les genoux repliés et la tête touchant les pierres froides : tel m'apparut l'émacié Bartleby. Mais rien ne bougeait. Je m'arrêtai, puis m'approchai tout contre lui; je vis en me penchant que ses yeux voilés étaient ouverts; par ailleurs, il semblait profondément endormi. Quelque chose m'incita à le toucher. Je tâtai sa main : un frisson convulsif courut le long de mon bras et de mon échine jusqu'à mes pieds.
La face ronde du marchand de bouffe me dévisageait :
" Son déjeuner est prêt. Est-ce qu'il va encore se passer de déjeuner aujourd'hui ? Il vit donc sans déjeuner ?
- Il vit sans déjeuner, répondis-je, et lui fermai les yeux.
- Hé !... Il dort, n'est-ce pas ?
- Avec les rois et les conseillers (du pays, qui se bâtissent des solitudes), murmurai-je.
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Herman Melville : Bartleby le scribe (traduction Pierr Leyris). Folio n°2903, 2001, p.77.