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27 avril 2006

664 : "Il me faut dire en vers une peine nouvelle"

26 août 1929

Chère Tatiana,

J'ai reçu la photographie des enfants et j'ai été très content comme tu peux l'imaginer. J'ai même été très satisfait car je me suis convaincu par mes propres yeux qu'ils ont un corps et des jambes : depuis trois ans je ne voyais en tout et pour tout que des têtes et le doute avait commencé à s'insinuer en moi qu'ils fussent devenus des chérubins sans les petites ailes aux oreilles. En somme, j'ai eu une impression de vie plus vive. Naturellement je ne partage pas entièrement tes appréciations enthou­sias­tes. je crois, de façon plus prosaïque, que leur attitude vient de ce qu'ils se trou­vent devant un appareil photographique; Delio est dans la position de quelqu'un qui doit accomplir une corvée  ennuyeuse mais nécessaire et qui se prend au sérieux; Giuliano écarquille les yeux devant ce machin mystérieux, sans être très sûr qu'il ne faille pas s'attendre à quelque surprise : on pourrait voir sortir un chat en furie ou bien un paon magnifique, allez donc savoir! Sinon, pourquoi lui aurait-on dit de regarder dans cette direction et de ne pas bouger? Tu as raison de dire qu'il ressemble de façon extraordinaire à ta mère, et non seulement pour les yeux mais pour toute la partie supérieure du visage et de la tête.

Sais-tu, je t'écris sans conviction parce que je ne suis pas sûr que ma lettre t'arrive avant ton départ. Et puis je suis à nouveau un peu démoli. Il a plu beaucoup et la température est plus fraîche : c'est pourquoi je ne me sens pas bien. Il me vient des douleurs dans les reins et des névralgies, et puis mon estomac refuse la nourriture. Mais c'est quelque chose de normal pour moi, aussi cela ne m'inquiète-t-il pas trop. Cependant je mange un kilo de raisin par jour, quand on en vend, et donc je ne peux pas mourir de faim: le raisin, je le mange avec plaisir et il est d'excellente qualité. -J'avais déjà lu un article de l'éditeur Formiggini à propos des mauvaises traductions et des propositions faites pour enrayer ce fléau. Un écrivain ayant été jusqu'à proposer de rendre les éditeurs pénalement responsables des énormités qu'ils publient, Formiggini répondait en menaçant de fermer boutique parce que l'éditeur le plus scrupuleux du monde ne peut éviter de publier des âneries et avec beaucoup d'esprit il disait qu'il voyait d'ici un agent de police se présenter à lui et lui dire : « Levassiez-vous et vinssiez avec moe au commissariat. Vous dussiez répondre d'outrage à la langue italienne  ! » (Les Siciliens parlent un peu comme cela et beaucoup d'agents de police sont Siciliens ) La question est complexe et ne sera pas résolue. Les tra­duc­teurs sont mal payés et traduisent plus mal encore. En 1921 je me suis adressé aux représentants italiens de la Société des auteurs français pour avoir l'autorisation de publier un roman sous forme de feuilleton . Pour 1000 lires j'obtins l'autorisation et la traduction faite par un quidam qui était avocat. Le service faisait tellement sérieux et l'avocat-traducteur semblait tellement être un homme du métier que j'en­voyai tout droit le manuscrit aux typos, afin qu'on composât la matière de dix feuilletons à tenir toujours prêts. Cependant la nuit précédant le début de la publica­tion, je voulus, par scrupule, contrôler et je me fis apporter les épreuves. Dès les premières lignes, je bon­dis : je venais de découvrir que sur une montagne il y avait un gros navire. Il ne s'agis­sait pas du mont Ararat et donc de l'arche de Noé, mais d'une montagne suisse et d'un grand hôtel. La traduction était tout entière de cet acabit : « morceau de roi  » était traduit pezzettino di re , « goujat »: pesciolino et tout à l'avenant et de façon encore plus comique. Sur ma protestation, le service me fit un rabais de 300 lires pour faire refaire la traduction et m'indemniser de la composition perdue, mais le plus beau fut que lorsque l'avocat-traducteur eut entre les mains les 700 lires qui restaient et qu'il devait remettre à son chef de bureau, il s'enfuit à Vienne avec une fille. Jusqu'ici au moins les traductions des classiques étaient pour le moins faites avec soin et scrupule, sinon toujours avec élégance. A présent, même dans ce secteur, il arrive des choses époustouflantes. Pour une collection quasiment nationale (I'État a donné une subvention de 100 000 lires) de classiques grecs et latins , la traduction de la Germanie de Tacite a été confiée à... Marinetti, qui est, au demeurant, licencié ès let­tres en Sorbonne. J'ai lu dans une revue une liste des énormités écrites par Marinetti dont la traduction a été très appréciée des... journalistes. Exigere plagas (examiner les blessures) est traduit : « Exiger les plaies » et il me semble que cet exemple suffit : un lycéen s'apercevrait que c'est une bêtise sans nom.

Chère Tatiana, je me demande bien si tu pourras avoir ma lettre avant ton départ. A Rome je voudrais que tu prennes dans mes livres deux ou trois volumes : - Le recueil de conférences sur l'Europa politica nel secolo XIX publié par la Chambre de Commerce de Brescia et le volume de Michels sur les Partis politiques et les ten­dan­ces oligarchiques de la démocratie moderne que je possède dans la traduction fran­çaise d'avant-guerre et dans la nouvelle édition italienne de 1924 très augmentée et enrichie.

Je t'avais, il y a bien longtemps, priée de me procurer un petit volume de Vin­cenzo Morello (Rastignac) sur le Xe chant de l'Enfer de Dante, publié par l'éditeur Mondadori il y a quelques années (en 27 ou 28) : pourras-tu t'en souvenir cette fois? J'ai fait sur le chant de Dante une petite découverte que je crois intéressante et qui serait susceptible de corriger en partie une thèse trop absolue de B. Croce sur La Divine Comédie. Je ne t'expose pas la question car cela prendrait trop de place. Je crois que la conférence de Morello est la dernière, chronologiquement parlant, sur le Xe chant et c'est pourquoi elle peut m'être utile pour voir si une autre personne a déjà fait mes observations; je n'y crois guère, car dans le Xe chant tout le monde est fasciné par la figure de Farinata et c'est elle qu'on se contente d'étudier et d'exalter, et Morello, qui n'est pas un homme de science, mais un rhéteur, s'en sera sans nul doute tenu à la tradition, mais je voudrais cependant lire son travail. Puis j'écrirai ma «note dantesque » et je pourrai te l'envoyer en hommage, écrite d'une écriture très soignée. Je plaisante, car pour rédiger une note de ce genre il faudrait que je revoie une cer­taine quantité de documents (par exemple, des reproductions des peintures pom­péiennes) que l'on ne peut trouver que dans les grandes bibliothèques. C'est-à-dire que je devrais rassembler les éléments historiques qui démontrent comment, par tradition, de l'art classique au Moyen Age, les peintres ont refusé de reproduire la dou­leur sous ses formes les plus élémentaires et les plus profondes (la douleur maternelle) : dans les peintures pompéiennes, Médée étranglant les enfants qu'elle a eus de Jason est représentée la figure couverte d'un voile, parce que le peintre estime qu'il serait surhumain et inhumain de donner une expression à son visage. - Cepen­dant je prendrai des notes et, le cas échéant, je rédigerai le premier brouillon d'un petit commentaire futur. Tu vois toutes ces histoires dont je t'ai parlé? Tout cela parce que je ne suis pas sûr que ma lettre t'arrive à temps et ne reste pas au contraire à dormir quelques semaines sur ton bureau en attendant ton retour. Sans cela, j'aurais encore écrit, comme d'habitude, la partie qui s'adresse à Giulia; c'est-à-dire que la prochaine fois j'écrirai les quatre pages en entier pour elle. - Autre chose : - vois si tu peux te procurer le Catalogo generale del materiale scolastico e sussidi didattici des éditions G. B. Paravia, qui a aussi une succursale à Milan et à Rome. Et enfin : - Tu te souviendras, cette fois-ci, des fèves américaines? Je crois que pour les trouver il faut aller dans une grande pharmacie qui ait si possible un laboratoire. (Tout cela dans l'hypothèse où la lettre te parvient!)

- Très chère Tatiana, je t'embrasse affec­tueu­sement.

Antonio

Antonio Gramsci : Lettres de prison. Editions Gallimard -Témoins, 1971. pp.210-212.


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