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DEFENSE DE SALIVER DES YEUX !
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13 décembre 2005

563 : Je le dis sans ambage ni circonlocution.

(...) Je n’ai pas toujours mené avec moi un artistisme si stoïque. À Esneth j’ai en un jour tiré 5 coups et gamahuché 3 fois. Je le dis sans ambage ni circonlocution. J’ajoute que ça m’a fait plaisir. Kuchuk-Hanem est une courtisane fort célèbre. Quand nous arrivâmes chez elle (il était 2 heures de l'après-midi), elle nous attendait, sa confidente était venue le matin à la cange, escortée d'un mouton familier tout tacheté de henné jaune, avec une muselière de velours noir sur le nez et qui la suivait comme un chien. C'était très farce. Elle sortait du bain. Un grand tarbouch, dont le gland éparpillé lui retombait sur ses larges épaules et qui avait sur son sommet une plaque d'or avec une pierre verte, couvrait le haut de sa tête, dont les cheveux sur le front étaient tressés en tresses minces allant se rattacher à la nuque ; le bas du corps caché par ses immenses pantalons roses, le torse tout nu couvert d'une gaze violette, elle se tenait debout au haut de son escalier, ayant le soleil derrière elle et apparaissant ainsi en plein dans le fond bleu du ciel qui l'entourait. - C'est une impériale bougresse, tétonneuse, viandée, avec des narines fendues, des yeux démesurés, des genoux magnifiques, et qui avait en dansant de crânes plis de chair sur son ventre. Elle a commencé par nous parfumer les mains avec de l'eau de rose. Sa gorge sentait une odeur de térébenthine sucrée. Un triple collier d'or était dessus. On a fait venir les musiciens et l'on a dansé. Sa danse ne vaut pas, à beaucoup près, celle du fameux Hassan dont je t'ai parlé. Mais c'était pourtant bien agréable sous un rapport, et d'un fier style sous l'autre. En général les belles femmes dansent mal. J’en excepte une Nubienne que nous avons vue à Assouan. Mais ce n’est plus la danse arabe, c’est plus féroce, plus emporté. Ça sent le tigre et le nègre.


Le soir, nous sommes revenus chez Kuchuk-Hanem. Il y avait 4 femmes danseuses et chanteuses, almées (le mot almée veut dire savante, bas bleu. Comme qui dirait putain, ce qui prouve, Monsieur, que dans tous les pays les femmes de lettres ! ! ! ...). La fête a duré depuis 6 heures jusqu'à 10 heures 1/2, le tout entremêlé de coups pendant les entractes. Deux joueurs de rebeks assis par terre ne discontinuaient pas de faire crier leur instrument. Quand Kuchuk s'est déshabillée pour danser, on leur a descendu sur les yeux un pli de leur turban afin qu'ils ne vissent rien. Cette pudeur nous a fait un effet effrayant. Je t'épargne toute description de danse ; ce serait raté. Il faut vous l'exposer par des gestes, pour vous le faire comprendre, et encore ! j'en doute.


Quand il a fallu partir, je ne suis pas parti. Kuchuk ne se souciait guère de nous garder la nuit chez elle, de peur des voleurs qui auraient pu venir, sachant qu'il y avait des étrangers dans sa maison. Maxime est resté tout seul sur un divan, et moi je suis descendu au rez-de-chaussée dans la chambre de Kuchuk. Nous nous sommes couchés sur son lit fait de cannes de palmier. Une mèche brûlait dans une lampe de forme antique suspendue à la muraille. Dans une pièce voisine, les gardes causaient à voix basse avec la servante, négresse d'Abyssinie qui portait sur les deux bras des traces de peste. Son petit chien dormait sur ma veste de soie.

Je l'ai sucée avec rage ; son corps était en sueur, elle était fatiguée d'avoir dansé, elle avait froid. - Je l'ai couverte de ma pelisse de fourrure, et elle s'est endormie, les doigts passés dans les miens. Pour moi, je n'ai guère fermé l’œil. J'ai passé la nuit dans des intensités rêveuses infinies. C'est pour cela que j'étais resté. En contemplant dormir cette belle créature qui ronflait la tête appuyée sur mon bras, je pensais à mes nuits de bordel à Paris, à un tas de vieux souvenirs... et à celle-là, à sa danse, à sa voix qui chantait des chansons sans signification ni mots distinguables pour moi. Cela a duré ainsi toute la nuit. A 3 heures je me suis levé pour aller pisser dans la rue ; les étoiles brillaient. Le ciel était clair et très haut. Elle s'est réveillée, a été chercher un pot de charbon et pendant une heure s'est chauffée, accroupie autour, puis est revenue se coucher et se rendormir. Quant aux coups, ils ont été bons. Le 3e surtout a été féroce, et le dernier sentimental. Nous nous sommes dit là beaucoup de choses tendres, nous nous serrâmes vers la fin d'une façon triste et amoureuse.

(...)

Gustave Flaubert : Correspondance. Editions Gallimard, Folio-Classique,1998, pp.124-127. Lettre à Louis Bouilhet. 13 mars 1850.

http://www.univ-rouen.fr/flaubert/03corres/conard/accueil.html

http://www.liberation.fr/page.php?Article=341075


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Commentaires
J
Gustave au bordel je ne connaissais pas, vrament très riche ton blog, merci, j'adore Michel Surya, son texte, voilà un ton hypermoderne, enfin !
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