501 : "mort avec des yeux en retard sur la fin de tout"

En m’endormant, ce soir-là, j’ai commencé à voir des fleurs entre mes yeux et l’obscurité, me frise un peu au-dessus de ma tête, au-dessus du lit, dans le noir. J’étais couché sur le dos, et les fleurs s’élevaient avec vivacité, des roses me disais-je, des roses ou des œillets, des œillets peut-être à cause du froissement du mot œil, mais des roses tout de même à cause de l’énergie des tiges entrelacées, probablement épineuses, oui un vrai fouillis de corolles et de pétales, un taillis emporté. C’était une vision très nette, je fermais et je rouvrais les yeux, elles étaient toujours là. Frémissantes, elles restaient là, elles insistaient. Ce serait drôle si j’étais mort, me suis-je dit un moment, mort avec des yeux en retard sur la fin de tout, allongé là, dans le fossé, dans la fosse, avec, comme couronne, cette haie rouge et blanche. Je ne ressentais rien de particulier, ni peur, ni angoisse, plutôt une curiosité détachée ? Des roses ? Des œillets ? C’était très vivant, en tout cas, suspendu, parcouru d’un courant puissant et distinct. Je me demandais si cela allait durer longtemps. En réalité très longtemps. Une bonne minute. Un siècle.

Une crise de nouveau ? Non, rien. Je respirais facilement, j’étais calme. Je me suis mis à penser au …

*

…Le soir tombait sur l’un des pontons de la Guidecca…On mangeait des glaces…Un long et lent pétrolier, le Merzario Arabia, de Panama, tiré par les remorqueurs Novus et Pardus, passait devant nous, jaune sur l’eau violette.

-         Je me rappelle le titre d’un poème persan, a dit Liv : Le Cœur Absolu. C’est beau, non ? L’Iran à l’envers ?

-         Il faut rédiger les statuts, ai-je dit. Article 1 : « La Société du Cœur Absolu est fondée ce jour, 8 octobre 1984, à dix-huit heures, à Venise. » Je vous donne la suite demain.

Chacun a dormi de son côté, cette nuit-là. J’ai sous les yeux le texte qui suit.

…

Philippe Sollers : Le Cœur Absolu. Editions Gallimard, 1987, pp.53, 72.

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