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DEFENSE DE SALIVER DES YEUX !
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17 juillet 2005

438 : Ce qui a été dit n'a pas besoin d'être montré

[…] Ses pérégrinations ont irrité les libertins (Bill résiste à la transgression), les féministes (Bill est la proie de tentatrices). On a reproché à Kubrick sa morale conservatrice : il se demande s'il "y a une différence entre rêver une aventure sexuelle et en avoir une" , pour conclure à la nécessité de survie du couple, de l'ordre sexuel domestique. Ce qui ne veut pas dire qu'il plaide pour la répression des pulsions. Comme dans Docteur Folamour, 2001 ou Shining, Kubrick explore le labyrinthe mental et sonde les arcanes du cerveau.

Eyes Wide Shut ne veut pas dire qu'il faut fermer les yeux pour sauvegarder son couple, mais qu'il convient de savoir assumer ses songes et résister à l'hypnose insidieuse qu'exerce la société du spectacle. Critiquée par certains à cause de son caractère stylisé, bateau, grotesque, l'orgie est représentée comme une mascarade indigente, fruit des médiocres fantasmes des maîtres du monde. A partir de l'invitation d'une femme suggérant un passage de l'autre côté du miroir (face à sa glace, elle se prénomme Alice dans le film), Schnitzler et Kubrick s'interrogent tous deux sur le bien-fondé de l'échange de confessions du surmoi, et sur l'acte de regarder.

Quoi d'étonnant, chez un cinéaste dont l'oeuvre est hantée par les masques (ruse d'auteur de hold-up dans L'Ultime Razzia , faux visage de carnaval aux grimaces sardoniques pour Alex et ses droogs (amis) dans Orange mécanique , mines de spectres blafards dans Barry Lyndon ), que cette fascination pour un récit sur la façon dont la réalité occulte le rêve et dont le rêve ronge le réel ?

A la fin d'Eyes Wide Shut , Bill trouve le masque dont il avait dû faire usage pour pénétrer dans le château des maléfices, posé sur l'oreiller conjugal : il n'en a plus besoin, sa femme sait ses affres intimes, "on n'est vraiment bien que chez soi" , dit-elle, citant Le Magicien d'Oz . Ce qui a été dit n'a pas besoin d'être montré. Les voilà "éveillés, pour longtemps, espérons-le". Il sait sa femme susceptible d'être courtisée par un vieux beau à la Lubitsch et d'avoir des pensées impures ; elle sait désormais qu'il s'est égaré hors des désirs codifiés. Ils n'ont plus qu'à "baiser".

Il aura fallu que Bill réapprenne à poser les yeux sur une épouse qu'il avait désérotisée. "Tu ne m'as même pas regardée" , lui dit-elle après lui avoir demandé si sa coiffure était "OK" pour la soirée qu'ils s'apprêtent à rejoindre. Et pourquoi celle-ci fut-elle envahie par le désir de faire l'amour avec un bel officier rencontré jadis ? "Il a juste posé un regard sur moi." Il aura aussi fallu qu'il apprenne à scruter ce que Freud décrit comme un abîme inquiétant : son subconscient. Et que, lors de la fameuse cérémonie orgiaque où il s'introduisit grâce à un mot de passe erroné ("Fidelio" , titre de l'opéra de la fidélité conjugale), il fasse un apprentissage : à la fois ôter le masque qui lui servait de paravent aux affects, l'écran qui lui cachait les désirs illégitimes ; et refuser de s'en servir comme les adeptes de cette partouze pour voyeurs. Symbole d'un refus de voir les images que lui projette sa libido, le masque est aussi l'artifice dont usent ceux qui veulent voir sans être vus, épier les coïts d'hommes et de femmes eux-mêmes sans visages. […]

(1) Arthur Schnitzler ou la Belle Epoque viennoise , Belin, "Voix allemandes", 2003.

Jean-Luc Douin .Article paru dans l'édition du 15.07.05.

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3260,36-672344@51-670679@45-1,0.html

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