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DEFENSE DE SALIVER DES YEUX !
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10 juillet 2005

431 : " Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu ! "

[…] de prunes et de pêches accumulées en plis tombants il ne restât plus au centre de la surface de chair polie que cette broussaille, cette touffe couleur d’herbe sèche et de bronze, comme une végétation parasite, un buisson fauve où entre les cuisses maintenant écartées deux doigts aux ongles sanglants entrouvraient quelque chose comme une fleur pâle, et alors debout, fouillant dans sa poche, sortant les billets, disant à la femme au visage de mule : « Oui : les deux. Ensemble. Oui. Quoi ? Combien ? Oui. Voilà… », puis montant dans la pénombre l’étroit escalier de bois à la suite de la croupe qui se balançait à chaque marche sous les pétales de larges pavots alternativement distendus, se déformant, alternativement tiraillés en sens inverse et dont il pouvait voir maintenant se tordre les queues duveteuses, se plisser en éventail, s’amincir, puis s’épanouir de nouveau les cœurs noirs : une large bande noire bordait aussi le bas du peignoir, flottant au-dessus des talons abricot, des mollets blancs, phosphorescents dans la pénombre ; puis il cessa de les voir : comme si tout à coup toutes ses facultés l’abandonnaient, se retiraient ou plutôt se concentraient dans une seule, comme s’il n’était plus qu’une main, une paume, des doigts, remontant, sentant sous eux la soie des cuisses, les muscles, et tout ce qu’il se rappela plus tard de ce moment c’était le nid, cette sauvage broussaille, ces replis, cette moiteur, tandis que sans se soucier des prestations, sans bouger sa main de place, comme s’il poussait, portait devant lui par cette fourche le corps trébuchant, il pouvait entendre son rire, sa voix enfin joyeuse, un peu rauque peut-être, disant : « Mais non ! Je ne te fais pas tomber !…Monte ! Bon Dieu, monte ! Continue de monter !… Monte !… », continuant à rire en même temps qu’à injurier pêle-mêle à voix basse l’espèce d’anachronisme équestre en train de brandir son sabre, les voyageurs apeurés, le garçon du buffet et les prospères villas abritées de palmiers, puis tout à coup les oubliant, le monde extérieur brusquement aboli, emporté, effacé de sa conscience : s’abattant sur les deux corps nus, s’y mêlant ou plutôt se noyant dans les tièdes éclaboussures de chair, et non plus maintenant ces seins, ces ventres, ces vulves qu’il avait tant de fois dessinés, ombrés de la pointe de son crayon en savonneux dégradés avec une froide application sur les incolores feuilles de papier, mais quelque chose de vivant, mobile : crins, muqueuses, lèvres, salive, langues, yeux, voix, souffles : la chair sans mensonge, crédible, docile dans ses mains, se mouvant, s’écartant, s’ouvrant : la solitude, la mort, le doute conjurés, vaincus, puis même plus, plus rien d’autre que cette ruée, ce maelström, tandis que toutes les particules de son corps l’abandonnaient, se précipitaient, se rassemblaient dans un assourdissant tapage au bas de son ventre, en avant de son ventre, éclataient, jaillissaient dans quelque chose de brûlant, sans fond, sans fin… Puis plus rien : le vide, la paix : gisant maintenant sur le dos, haletant encore, sa poitrine nue aux côtes saillantes s’élevant et s’abaissant rapidement, pensant seulement jusqu’à ce que son cœur retrouve peu à peu son rythme normal : « Bon Dieu ! Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu… »

     Plus tard, il renvoya la fille au visage en coups de serpe, aux yeux durs, noirs, au peignoir décoré de pavots, dans laquelle il s’était vidé ou plutôt avait explosé, allumant enfin une cigarette, revenant s’étendre sur le dos, l’une de ses mains caressant les épaules nues, écartant de la tête penchée sur lui la chevelure de bronze balayant son ventre efflanqué, ses cuisses, tandis que peu à peu la main docile, la bouche docile, faisaient de nouveau s’éveiller en lui, puis se rassembler, puis se concentrer, se condenser, bouillir, exploser, jaillir du plus profond de lui non pas seulement cette fontaine, cette laitance, mais comme la substance même de ces membres, de ce corps amaigri et nerveux dont, plus tard encore, la lumière éteinte, écoutant la respiration régulière à côté de lui, toujours gisant, il pouvait sentir les muscles maintenant relâchés, apaisés, pensant de nouveau : « Bon Dieu, bon Dieu, bon Dieu !… », pensant aux corps empilés dans l’épaisse puanteur de la baraque, au grouillement des poux, aux barbelés, aux silhouettes échassières des miradors avec leurs montants décharnés de pin brut, vineux, sommairement dégrossi, comme écorchés, hérissés de place en place de languettes d’écorce.

    Il n’y retourna pas le lendemain, mais la nuit d’après. Au même, avec la même fille, la rousse. On le connaissait maintenant. La mule avec son regard toujours soupçonneux, méfiant, rapace, …

[…]

Claude Simon : L’ACACIA. ( Considéré comme le plus autobiographique de ses livres,  il mêle souvenirs et images des guerres de 1914 et 1940). Éditions de Minuit, 1989, p.367-370.


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