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DEFENSE DE SALIVER DES YEUX !
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24 mai 2005

378 : [...] lire est une obscénité bien douce.

      Au réveil, à cette heure agréable où l'on rêve et épie le jour, à peine eus-je ouvert les yeux que la première chose que j'aie vue a été tout simplement mémorable, une image tout à fait extraordinaire : notre fils Bruno était assis sur le lit, notre lit, à côté de sa mère endormie, et regardait en silence, les yeux exorbités, les larmes de cristal du plafonnier, il regardait et , de temps à autre, avec un sérieux infini, riait.
Habitué comme je l'étais à ce qu'il plonge toujours ses yeux par terre, cela m'a paru si bizarre que j'ai presque laissé échapper un cri de panique et que j'ai réveillé Carmina. Je crois que j'aurais dû deviner, à ce même instant, que la journée qui naissait serait mémorable. Parce qu'une seconde plus tard, inoubliable a été également la réaction de Carmina qui a désamorcé aussitôt l'affaire et, tout en peignant l'enfant, en lui faisant une raie au milieu et en lui mettant de la gomina à revendre, m'a reproché d'avoir pris Bruno en grippe au-delà du concevable.[...] Enrique Vila-Matas: Etrange façon de vivre, Editions 10/18.

*  *  *

     Mr Bones savait que Willy n'en avait plus pour longtemps ici-bas. Ça faisait bien six mois que cette toux s'était installée, et il ne restait plus désormais à Willy l'ombre d'une chance de s'en débarrasser. Lentement, inexorablement, sans la moindre amorce d'un changement favorable, le mal s'était mis à vivre sa vie, depuis le premier bourdonnement glaireux au fond des poumons le 3 février jusqu'aux volées de crachats asthmatiques et d'expectorations convulsives du plein été. Comme si tout cela n'était pas assez moche, une tonalité nouvelle s'était glissée depuis deux semaines dans le concert bronchique - quelque chose de contracté, de dur, de percutant - et la fréquence des crises était telle qu'elles paraissaient à présent quasi continues. Chaque fois que l'une d'elles commençait, Mr Bones s'attendait plus ou moins à ce que les fusées sous pression qui éclataient contre la cage thoracique de Willy fissent exploser son corps. Il se disait qu'à la prochaine étape il y aurait du sang, et quand advint l'instant fatal, ce samedi après-midi, ce fut comme si tous les anges du ciel s'étaient soudain mis à chanter à pleine gorge. Planté au bord de la route entre Washington et Baltimore, Mr Bones vit de ses yeux la chose se produire, il vit Willy cracher dans son mouchoir [...]Paul Auster : Tombouctou. Actes Sud, 1999.

                                                                                                                      *  *  *

     Dans un bouge de quartier de Londres, dans un lieu hétéroclite des plus sales, au sous-sol, Dirty était ivre. Elle l'était au dernier degré, j'étais près d'elle (ma main avait encore un pansement, suite d'une blessure de verre cassé). Ce jour-là, Dirty avait une robe du soir somptueuse (mais j'étais mal rasé, les cheveux en désordre). Elle étirait ses longues jambes, entrée dans une convulsion violente. Le bouge était plein d'hommes dont les yeux devenaient très sinistres. Ces yeux d'hommes troublés faisaient penser à des cigares éteints. Dirty étreignait ses cuisses nues à deux mains. Elle gémissait en mordant un rideau sale. Elle était aussi saoule qu'elle était belle : elle roulait des yeux ronds et furibonds en fixant la lumière du gaz.
- Qu'y a-t-il ? cria-t-elle.
En même temps. elle sursauta, semblable à un canon qui tire dans un nuage de poussière. Les yeux sortis, comme un épouvantail, elle eut un flot de larmes.
- Troppmann ! cria-t-elle à nouveau.
Elle me regardait en ouvrant des yeux de plus en plus grands. De ses longues mains sales elle caressa ma tête de blessé. Mon front était humide de fièvre. Elle pleurait comme on vomit, avec une folle supplication. Sa chevelure, tant elle sanglotait, fut trempée de larmes.
[...] Geoges Bataille : Le bleu du ciel. Editions 10/18.

*  *  *

     La caméra est l'oeil d'un vautour au-dessus d'une région située dans les faubourgs d'une ville mexicaine, une région de détritus, de moellons et de bâtiments inachevés.
Immeubles de cinq étages sans murs ni escaliers... des squatters ont construit des cagnas... des échelles relient les étages... des chiens aboient, des poules caquettent, sur le toit, un garçon simule la branlette alors que la caméra passe très vite.
Au sol nous voyons l'ombre de nos ailes, des caves asséchées étranglées par les ronces, des morceaux de ferraille rouillée poussent comme des plantes métalliques, surgissant du béton craquelé, un tesson de bouteille brille au soleil, des bandes dessinées tachées de merde, un jeune Indien adossé au mur, les genoux relevés, mange une orange saupoudrée de poivre rouge. [...]
William Burroughs : Les garçons sanvages. Editions Christian Bourgois, 1973

http://www.gilles-jobin.org/incipit/index.php


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