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12 mai 2005

366 : La putain et le vieil homme

Dans «Mémoire de mes putains tristes», l’écrivain colombien met en scène un vieux journaliste qui tombe amoureux d’une gamine de 14 ans. Entre sordide et sublime 

Le titre d’abord: comment ne pas penser au chef-d’œuvre du Cubain Guillermo Cabrera Infante, mort récemment à Londres, «Trois Tristes Tigres», publié en 1965? Comme si Marquez, l’ami indéfectible du caudillo de La Havane, avait voulu rendre un hommage discret à l’adversaire de la dictature castriste, en exil depuis 1965? Quant à l’histoire narrée dans ce livre, celle d’un homme «laid, timide et anachronique» de 90 ans qui veut s’offrir une folle nuit d’amour avec une adolescente vierge dans un bordel de sa ville et se contente de s’allonger près d’une gamine de 14 ans en fermant les yeux, elle est directement démarquée du Japonais Yasunari Kawabata ainsi que l’atteste une phrase de ce dernier placée en exergue. Etrange reconnaissance de dette comme si ce bref récit consacré à l’existence stérile d’un vieux garçon saisi par la tendresse démontrait d’abord le pouvoir de fécondité des textes, un même thème déplacé de l’Extrême-Orient à l’Amérique latine pouvant engendrer une tout autre intrigue. Car Marquez ne déploie en rien la perversité désincarnée propre à Kawabata. Son univers est à la fois enchanté et matérialiste tandis que la narration frôle le scabreux sans y sombrer, même si Marquez raffole des collisions délicates, le vieux et la vierge, la vénalité et l’amour fou.
D’emblée le narrateur, qui vit dans une ancienne demeure coloniale héritée de ses parents, avoue n’avoir jamais couché avec une femme sans la payer «et les quelques-unes qui n’étaient pas du métier, je les ai convaincues de prendre l’argent de gré ou de force même si c’était pour le jeter à la poubelle». Son interlocutrice, en l’occurrence, est une mère maquerelle dure en affaires, Rosa Cabarcas, surnommée le «capitaine des pompiers» pour son ardeur à éteindre la flamme de la clientèle. C’est elle qui mène les négociations et répète à tout bout de champ: «Il ne reste de Vierge en ce monde que ceux qui sont nés au mois d’août.» Mauvais journaliste, piètre professeur, notre héros, ce «crétin mélancolique», comme l’appellent ses collègues, gratifié par le diable d’un «braquemart de cheval» pour le récompenser de sa mesquinerie, éprouve un choc en voyant endormie sur le lit, grâce à la valériane qu’on lui a fait boire, cette pauvresse à peine pubère, «nue et désarmée […] telle que sa mère l’avait mise au monde». Au lieu d’abuser d’elle, il la contemple, bouleversé, «le cœur en tumulte», et s’allonge à ses côtés avant de s’enfuir à l’aube.
 

[…] Ce Tristan égaré chez les catins n’adresse jamais un mot à sa princesse assoupie, se contente de lui écrire sur le miroir des messages au rouge à lèvres, lui lit tandis qu’elle sommeille des histoires pour enfants. Sa protégée va contribuer à sa rédemption: il rêve qu’elle s’installe chez lui, partage son existence, chante en sa compagnie, hante cette maison délabrée. Il croit la voir à la fenêtre regardant «les transatlantiques blancs qui entrent dans l’estuaire». Jusqu’au jour fatal où, à la suite d’un meurtre crapuleux, le bordel est fermé. La petite, disparue, il part à sa recherche sans savoir à quoi elle ressemble puisqu’il ne l’a jamais vue que les yeux clos.

(Gabriel Garcia Marquez «Mémoire de mes putains tristes», traduit de l’espagnol par Annie Morvan, Grasset, 130 p., 13 euros (en librairie le 3 mai).

(Pascal Bruckner. Nouvel Observateur
Semaine du jeudi 28 avril 2005 - n°2112 -

http://www.nouvelobs.com/articles/p2112/a267603.html)

(Mémoire de mes putains tristes par Marc Lambron : http://www.desavy.canalblog.com/)


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