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DEFENSE DE SALIVER DES YEUX !
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25 février 2005

275 : Bouche cousue

" J'ai très bien connu vos demi-frères"

Le permis de conduire. Un mauvais souvenir. Je déteste l'auto-école, l'attente dans la pièce aux murs sales, les tests du code. Et surtout ce directeur mielleux qui du jour au lendemain me susurre à l'oreille, comme si nous partagions des confidences que d'autres n'ont pas le droit d'entendre, créant une fausse intimité qui me fait horreur. [...] Puis [...] il y a «Paris Match», la révélation de mon identité, ma photo sur tous les kiosques à journaux. Et tout ce travail d'anonymat s'envole en poussière. [...] Tout ce que je redoute arrive, en pire. D'abord le directeur qui me prend à part pour me dire, la fierté dans la voix: «J'ai très bien connu vos demi-frères, vous savez, ils ont pris leurs leçons de conduite avec moi.» Que suis-je censée répondre, moi qui ne les connais ni l'un ni l'autre, qui me fiche bien de savoir où ils ont passé leur permis de conduire. Mais voilà, je commence à devenir ce réceptacle que je n'ai plus cessé d'être, le réceptacle des petites vanités.
Le jour de l'examen, ce même directeur est là. Je suis accompagnée de trois autres élèves. Nous attendons longuement sur un parking de patinoire. Il fait gris et froid. Nous sommes tous un peu anxieux. C'est alors que le directeur s'approche de l'examinateur pour lui murmurer quelques mots. Je comprends vite qu'il s'agit de moi. Leurs yeux sont braqués sur mon manteau noir élimé. L'angoisse s'immisce vite, la révolte sourde aussi, mais sourde, elle doit le rester, n'est-ce pas, ne pas faire de bruit, ne pas déranger, ne pas faire entendre sa voix. La voix de qui d'ailleurs? Je vois l'examinateur entrer dans une colère fébrile, on perçoit quelques mots, «inadmissible», «comportement honteux», tandis que le directeur devient de plus en plus rouge, puis s'excuse. [...]
Je comprends si bien sa colère qui pourtant m'humilie, je suis prise au piège de mon désir d'anonymat: si je fais un esclandre, j'en sors, si je me tais, j'en sors aussi, plus jamais je ne pourrai passer inaperçue, et j'endosse, outragée, l'ignominie gluante du directeur. Je voudrais partir. L'examinateur refuse de me faire passer et il a raison. Je voudrais lui dire à quel point je suis d'accord avec lui. Pourtant j'ai payé des cours supplémentaires pour rattraper mon absence, et pour rien au monde je ne reprendrais de leçons. Le directeur s'excuse. L'examinateur finit par monter avec moi dans la voiture. [...] J'ai mon permis. Sans gloire. J'ai bien conduit, mais il me semble devoir m'en excuser. Je bredouille un merci, et m'en retourne chez moi, trop honteuse pour raconter l'anecdote. On sourirait en l'entendant, on se dirait : bien sûr, elle l'a eu par piston, c'est toujours comme ça avec les gens connus, ils profitent. Le doute s'immiscerait. Encore une fois, je serais illégitime, une conductrice illégitime.

( François Mitterrand, mon père par Mazarine Pingeot. Le Nouvel Observateur du jeudi 24 février 2005 - n°2103 - Dossier 
 
http://www.nouvelobs.com/dossiers/p2103/a263539.html
Mazarine Pingeot : Bouche cousue. Ed Julliard, 234 p, 18 euros.)


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