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DEFENSE DE SALIVER DES YEUX !
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31 mai 2006

691 : Voulue, assumée, revendiquée

Les mots qu'elle lance, elle ne les souligne pas, elle leur met des majuscules. Courtisane, Pute révolutionnaire, Amour, Cul, Prostitution, Trottoir, Militante, etc. Le code typographique n'est pas sa cible. Elle enfreint bien d'autres codes, systèmes, usages et convenances.

C'est une prostituée genevoise. C'était. Grisélidis Réal est décédée le 31 mai 2005. D'un cancer. Cinq semaines avant sa mort elle a ainsi signé son « testament médical » : Grisélidis Réal, Prostituée, artiste-peintre, écrivain. Elle était en effet tout ça. De l'âge de 30 à plus de 60 ans, elle a vendu son corps à une multitude d'hommes. Dans un appartement connu d'elle seule, elle peignait (mais quoi ?).

Enfin, écrivain, elle l'était assurément. En témoignent, après deux livres autobiographiques que je n'ai pas ou mal lus, deux recueils de lettres : La Passe imaginaire et Les Sphinx. Elles ont toutes le même destinataire, l'écrivain Jean-Luc Hennig.
Entre eux, point d'intimité.
Mieux que cela: une confiance absolue. Elle l'appelle son Fiancé fictif. Jean Luc Hennig lui écrit rarement.
Peu importe, elle est assurée de son regard, de sa lecture, de sa présence à Paris, de son attention d'homme et d'écrivain. Corps, lettre ou poème : elle a besoin d'être désirée. Préfacier des deux livres, Jean Luc Hennig observe que Grisélidis Réal « ne vivait que par les hommes » et que ses lettres ont la durée des passes. Elles en ont aussi la violence, la tendresse, la détresse, la dérision, la crânerie, le fatalisme répétitif.
La Passe imaginaire peut être lue comme un document exceptionnel sur la prostitution. Le témoignage presque au jour le jour d'une Pute libre, sans mac, sans état d'âme, qui a choisi cette profession, ce Travail, pour gagner un salaire, pour répondre à une demande, pour être reconnue d'Utilité publique. Ses clients ?
Des travailleurs immigrés, surtout des Turcs et des Arabes. Huit, dix, douze par jour. Ou bien des vieux qu'elle va s'efforcer de faire bander. Le tout-venant, le tout-égrotant. Les Ivrognes, les Méchants, les Queues énormes des Turcs, les ongles, les odeurs, les maladies...
(Elle refusa de se protéger et ne fut pourtant pas atteinte du sida.) Adresse connue. Tarif dérisoire. A nos yeux, une existence sordide.
Voulue, assumée, revendiquée.

Par amour des hommes - aucun plaisir sexuel pour elle, on s'en doute -, par humanisme, c'est elle qui écrit le mot, mais sans majuscule.


Grisélidis Réal était aussi une Militante. De la Cause des Prostituées. Elle était de celles qui descendirent du trottoir dans la rue, au cours des années 1970, pour demander une reconnaissance, un statut, une dignité. On la vit, on l'entendit argumenter, polémiquer, dans de nombreuses émissions de télévision et de radio, en France, en Suisse, en Belgique.
Toujours la première, la plus combative, aux Congrès de Putes. A Genève, elle devint même une sorte de star de la prostitution acceptée et normalisée.
Loyer, impôts, surveillance médicale.
Citoyenne à part entière inscrite, en qualité de péripatéticienne, au Parti socialiste.
Entre deux passes, elle recevait les journalistes et les étudiants en sociologie.
Conférencière, imprécatrice, blasphématrice. Intenable.
Il faut voir comme elle a engueulé Jean-Luc Hennig qui avait publié un livre qui ne lui a pas plu.
Toujours à envoyer des textes revendicatifs reproduits sur sa Photocopieuse.
Les Travaux sociologiques d'une Putain semi-intellectuelle, comme elle dit.
Si tout cela était raconté platement, le livre n'aurait d'autre intérêt que documentaire.
Mais il y a une écriture « à la fois lyrique et rageuse, splendide et forcenée » (Jean-Luc Hennig).

Grisélidis Réal ne met pas de gants. Ni pour laver et soulager, ni pour écrire. Délicats, Prudes, Coincés, Romantiques s'abstenir. La Passe imaginaire est un choc d'autant plus violent que les mots sont rudes, les phrases tenues et pourtant sauvages.
Voici qui peut paraître scandaleux: elle prend du plaisir à relater le plaisir misérable de ses clients. Elle jouit après, dans l'écriture.


Dans Les Sphinx, il s'agit toujours d'un corps-à-corps. Mais, cette fois, avec la maladie, le Cancer. Trois années de lutte.
A son correspondant, elle ne cache rien. Surtout pas les mots. On la retrouve toujours aussi combative.
Une vitalité impressionnante, une fabuleuse énergie.
Une dureté aussi de Tzigane qui en a tant vu ! Les hommes lui manquent. Ses trois fils et sa fille - qu'elle a eus, avant de se prostituer, de trois hommes - sont tous des artistes. Elle en est fière.
A 75 ans, une inattendue rémission.

Le coeur va bien: elle tombe amoureuse d'Albert, le Valaisan. Ultime déception.
La rechute. Mais toujours aussi lucide, conquérante. Quinze jours avant sa mort, alors qu'elle souffre le martyre, elle envoie des textes à un concours de poésie Louise Labé. Elle refuse d'abdiquer, de « se rendre ».Derniers mots écrits à Jean-Luc Hennig : « Votre carte à l'encre verte est pour moi un talisman merveilleux, je ne la quitte pas des yeux !


Quel cadeau vous me faites ! Je vous embrasse, cher Jean-Luc, à bientôt. » A son enterrement, quelqu'un a lu l'un de ses poèmes, Mort d'une Putain.

La Passe imaginaire, 424 pages, 22,50 ? ; Les Sphinx, 356 pages, 22,50 ?, de Grisélidis Réal, Verticales, préfaces de Jean-Luc Hennig.

Bernard Pivot Vie et mort d'une Putain genevoise

Le Journal du Dimanche du 26 février 2006.


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