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DEFENSE DE SALIVER DES YEUX !
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1 février 2006

607 : Roman O

Cher monsieur Opalka,

Demain, je serais à Tour, comme l’année dernière par un jour d’hiver où une photo de votre visage était tendue en grand sur la façade de l’Hôtel de ville et  nous avait invité à venir voir une exposition de votre œuvre.

Nous n’étions pas là pour cette exposition, nous étions là pour voir un monstre, dressé par Xavier Veilhant au milieu de la ville, mais mon mari qui connaissait votre travail m’a dit, avec ce ton sérieux qu’il a pour parler des choses qui comptent: cela vaut le coup d’aller jeter un œil.

Nous sommes allés jeter un œil.

Comment dire les choses avec la simplicité qu’elles méritent.

En entrant, j’ai vu la ligne des visages de votre jeunesse qui se répétaient sur le mur de gauche et puis sur le mur du fond celle de vos vieux visages et j’ai eu l’appréhension de passer à côté de la rencontre : je me demandais ce que j’allais bien pouvoir vivre face à ce qui m’apparaissait ainsi comme une fantaisie conceptuelle, une de ces facéties auxquelles je suis souvent, d'instinct, amenée à penser que l’œuvre d’art contemporain est bornée, de par mon incapacité même à y voir autre chose.

Mais ce jour-là quelque chose de la vie méritait d’être vécu ; à moins que ce ne soit votre visage, son regard très doux, qui avait déjà contaminé le désir du mien. Oui, c’est sans doute cela :  en très grand sur la façade de l’Hôtel de ville, quelque chose dans votre visage – alors en dehors de toute répétition - invitait à la rencontre, à l’exploration, à cette spéculation dont Baudelaire dit que sa possibilité est constitutive de la beauté ;  alors je suis allée avec quelque jubilation faire face à vos visages.

Je les ai regardé longtemps, avant de comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une duplication, mais à chaque fois d’une prise de vue différente. Ça m’a mis un peu mal à l’aise. La duplication, c’était plus facile à enterrer. Ca m’angoissait un peu l’idée d’un homme se prenant lui-même en photo de façon si répétitive. Alors je me suis accrochée à ces différences comme une noyée à une branche d’arbre et l’œuvre est montée doucement en moi comme une eau tiède, jusqu’à piquer mes yeux.

De votre regard doux, de votre visage neutre, de votre masque bienveillant, s’échappait, - bulle à la surface lisse, au miroir tranquille, au miroir glacé de l’œuvre- l’imperceptible différence de chaque portrait, de loin noyée dans l’effet de même de la série…

Une différence qui ne se trouvait pas dans l’intention de votre regard. Ni dans la façon dont votre visage se donnait à la prise de vue… Regard et visage se présentaient volontairement neutres, tranquilles, impassibles.

Non, juste une lumière un peu autrement reflétée dans l’humeur de l’œil, juste le grain de la peau recevant un peu autrement la lumière à la commissure des lèvres… presque rien mais c’était là.

Comme pour l’homme dans l’innombrable du genre humain, l’imperceptible et pourtant tangible différence de l’être… Comme pour le jour sur nous chaque jour levé, la nuit sur nous chaque jour tombée, la seule nuance du temps qui distingue pourtant chaque jour, chaque nuit de l’autre

Autoportraits ? Mais non… C’était l’avènement fragile du temps dans l’intemporalité, l’éternité, l’indifférence de l’infini du nombre et l’avènement fragile de l’être dans l’indistinction de la multitude.

Et c’était la première fois de la vie qu’une telle chose m’était donnée non pas à penser mais à voir.

Alors, profondément touchée, j’ai regardé longuement, chacun de vos portraits, comme on se trouverait en face de l’humanité même. J’ai vu, accident dans une série des visages de votre vieillesse, un regard renvoyer la lueur, singulière, de l’autoréflexion d’un sourire.  Je l’ai pris pour un appel au rire et au désir. Et au devoir de chaque homme d’être singulier.

C’est un peu solennel. Mais votre travail depuis ne m’a plus quittée.

http://20six.fr/julip 29.01.2006 23:56

[A ce jour, Opalka en est à son 227 Détail, le 22 juillet 2004, il était arrivé au nombre 5 486 028 (source: Le Monde du 31.07.04).]


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