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DEFENSE DE SALIVER DES YEUX !
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23 octobre 2005

516 : "dès que les deux fleurs dans son visage s'étaient ouvertes..."

   Il était maintenant fixé, et tout ce qu’il avait remarqué chez sa petite fille s’éclairait désormais. Elle était aveugle. La jeune âme méconnue, ignorante de ce qu’étaient les objets, avait été livrée sans défense à la nuit perpétuelle et n’avait point su de quoi elle était frustrée.

   À l’instant même où il venait de faire cette découverte, Abdias envoya chercher le médecin, qui demeurait bien loin, à la ville. Il ne vint que le lendemain matin et sa science confirma ce qu’Abdias avait deviné. La manière d’agir envers l’enfant fut modifié aussitôt du tout au tout. Elle fut de nouveau isolée dans une chambre, on lui fabriqua un petit siège sur le dossier duquel elle pouvait reposer la tête de telle sorte que les yeux, ces yeux si beaux mais inutiles, fussent dirigés vers le haut et que le médecin et le père pussent y plonger leurs regards. Abdias y venait souvent regarder, mais il était impossible de découvrir la plus petite chose, le moindre signe indiquant une différence entre ces yeux et d’autres yeux humains tels qu’ils sont d’habitude, sinon que ceux-ci étaient plus beaux, qu’ils étaient clairs et doux comme le sont rarement des yeux d’humains. (p.202) 

   Entre tous les êtres dont les yeux voyaient, c’était Asu, le chien, qui montrait pour Abdias le plus d’amour. Il l’avait un jour ramassé et élevé, sa mère ayant été abattue alors qu’il était encore aveugle. Ce chien, devenu grand, accompagnait partout Abdias, et celui-ci pouvait demeurer assis des après-midi entières auprès de Ditha, dans la chambre ou sur la pelouse du jardin, comme il faisait souvent, le chien se couchait toujours auprès d’eux et ne les quittait pas des yeux, comme s’il comprenait ce qu’ils disaient, comme s’il les aimait tous deux. Abdias, avant de gagner sa chambre le soir pour dormir, arrangeait le tapis du chien sous la table et le disposait pour que la bête y fût bien. Avec le chien aussi, Abdias joua de malheur, comme s ‘il avait été dit que tout devait s’enchaîner pour accabler cet homme des coups les plus singuliers. (p.206)

   C’était le soir. Le même orage qui avait donné la vue à Ditha avait ruiné de ses grêlons le toit de a maison et les moissons du voisinage – mais lui n’en avait rien rien remarqué. Et maintenant qu’il était là, debout dans l’herbe humide, tout était fini. Un grand calme régnait sur la contrée, le soleil se couchait dans la profondeur de l’occident er déployait à ‘orient , où l’orage s’enfuyait, un vaste et brillant arc-en-ciel sur le sombre fond des nuées.

   On lui dit qu’elle était souffrante et devait garder la chambre, mais que sa maladie passerait bientôt et qu’alors elle verrait avec ses yeux. Elle ne savait pas ce que signifiait voir, mais restait patiemment assise dans le petit fauteuil, la tête appuyée contre son dossier et portant sur ses yeux un écran vert qui n’existait encore que pour ses mains. L’un après l’autre, les voiles furent enlevés des fenêtre, un espace se révéla peu à peu autour d’elle, mais elle ignorait ce que c’était ; on souleva graduellement les jalousies ; les  derniers rideaux enfin furent retirés des fenêtres, et toutes la terre immense, et le ciel sans fin, se ruèrent dans la petitesse de l’œil. Mais elle ne savait pas que tout cela n’était pas elle, que tout cela était autre chose qui se trouvait en dehors d’elle, dont elle n’avait saisi jusqu’alors qu’une partie, et qu ‘elle pourrait saisir tout entier si seulement il était possible d’aller à travers l’espace durant une suite de jours infinie.

   Abdias entreprit alors d’apprendre à voir à Ditha. Il la prit par la main…(p.212) 

Adalbert Stifter : Les grands bois. Editions Gallimard, 1979, p.202.


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